Maître Grégory CHERQUI intervient régulièrement en matière de révision du loyer en cours.
La crise sanitaire et économique consécutive à la survenance de l’épidémie de COVID 19 ne cesse d’impacter et de troubler l’univers des baux commerciaux.
Dans un premier temps, elle a provoqué une discussion foisonnante au sujet de la question épineuse et clivante de la redevabilité des loyers afférents à la période de fermeture administrative des commerces et autres établissements recevant du public au printemps 2020, question qui déchaîne les passions et dont les réponses judiciaires ne manqueront pas tôt ou tard d’arriver de façon massive, voire contradictoire, toutes les fois où les Parties n’auront pas pu trouver d’arrangement amiable.
D’autant qu’au jour de rédaction du présent article démarre le deuxième confinement généralisé…
Mais dans un second temps, une fois que ce confinement d’automne appartiendra au passé, tout laisse à penser que, compte tenu de la chute de fréquentation des commerces, et donc, de la probable baisse des valeurs locatives qu’elle provoquera sur le moyen ou long terme, cette crise sanitaire amènera les locataires à se demander dans quelle mesure ils pourront s’appuyer sur cette dernière pour obtenir une diminution conséquente de leur loyer.
Pour ceux d’entre eux qui auront la chance, à ce moment-là, d’être à l’aube de l’expiration de leur bail ou dont le bail se trouvera être en tacite prolongation, le moment sera naturellement tout trouvé et les conditions juridiques ou matérielles seront évidemment idéales pour demander, à l’occasion du renouvellement du bail, la fixation du loyer du bail renouvelé à la baisse, à hauteur d’une nouvelle valeur locative, à condition naturellement que les termes de leur bail n’y fassent pas obstacle.
À ce titre, le lecteur se reportera utilement à l’article « La baisse du loyer lors du renouvellement du bail commercial ».
Mais pour la majeure partie des autres locataires qui ne seront pas dans une telle situation, la question sera de savoir quels sont les moyens légaux dont ils pourraient disposer pour demander une révision de leur loyer à la baisse, en cours de bail, au regard de la situation de fait actuelle.
Aussi, le présent article a pour objet de passer en revue l’ensemble des moyens juridiques utiles en la matière.
La voie légale la plus simple à mettre en œuvre et la plus efficace pour obtenir une baisse du loyer en cours de bail à la valeur locative est en réalité l’action en révision formée en vertu de l’article L 145-39 du Code de Commerce. Cependant, les cas de recevabilité d’une telle action seront très rares en pratique (A).
A défaut, la voie légale qui vient spontanément à l’esprit et qui semble être la plus porteuse d’espoir, est celle de l’action en révision pour imprévision (B).
En outre, pour tous ceux qui ne seraient pas recevables à intenter une telle action, la dernière voie juridique possible sera alors celle de la révision triennale (C).
Enfin, en dehors de ces recours judiciaires, le principe de bonne foi contractuelle, à laquelle les Parties sont tenues légalement, peut constituer, à minima, un moyen de contraindre le Bailleur à accepter de discuter (D).
L’article L 145-39 du Code de commerce dispose que :
« En outre, et par dérogation à l’article L. 145-38, si le bail est assorti d’une clause d’échelle mobile, la révision peut être demandée chaque fois que, par le jeu de cette clause, le loyer se trouve augmenté ou diminué de plus d’un quart par rapport au prix précédemment fixé contractuellement ou par décision judiciaire. La variation de loyer qui découle de cette révision ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »
Ainsi, tous les locataires dont le bail comporte une clause d’échelle mobile sont, en théorie, recevables à agir en révision de loyer sur ce fondement, à la condition néanmoins de démontrer que le loyer a varié de plus de 25 % depuis sa dernière fixation amiable ou judiciaire par le seul effet de la clause d’indexation.
Si tel est le cas, cette voie légale sera la voie « royale » dans la mesure où :
– d’une part, aucune autre condition de recevabilité de l’action n’est posée par le texte (à l’inverse, comme il sera vu plus loin, de la révision pour imprévision ou, pire encore, de la révision triennale qui nécessitent toutes deux des démonstrations de fond motivées en fait).
-d’autre part, si la révision du loyer à la valeur locative est accueillie judiciairement sur un tel fondement, elle prendra effet rétroactivement à la date de la demande en révision (ce qui ne sera pas le cas dans le cadre d’une action en révision du contrat pour imprévision, laquelle, si elle est accueillie, ne prendra effet qu’au jour de la décision judiciaire).
Cependant, en pratique, depuis que les clauses d’indexation contractuelles ont progressivement migré de l’ICC vers l’ILC et l’ILAT, les situations actuelles dans lesquelles les loyers ont varié de plus de 25 % par le seul effet de la clause d’indexation sont pour ainsi dire de plus en plus rares, et ce, compte tenu de la stabilité, sur les dix dernières années, tant de l’ICC que de l’ILC ou de l’ILAT.
Aujourd’hui, au rythme de l’évolution de ces indices, le temps d’atteindre le seuil de 25%, on arrive déjà au moment du renouvellement du bail…
Ce type d’action était beaucoup plus courant au début des années 2010, lorsqu’entre temps l’indice du coût de la construction s’était envolé à la hausse sur plusieurs années successives et que de telles actions restaient opportunes au regard du temps restant à courir jusqu’à la fin du bail.
Il sera donc extrêmement rare de voir des locataires agir sur un tel fondement pour réagir à la crise sanitaire actuelle.
Mais, s’ils sont recevables à agir en vertu de ce texte, et qu’il reste trop de temps avant d’arriver à la date d’expiration du bail, ce sera là, assurément, le chemin le plus simple et le plus efficace pour obtenir une révision à la baisse du loyer en cours à la nouvelle valeur locative.
La réforme du droit des obligations entrée en vigueur au 1er octobre 2016, a introduit dans le Code civil un nouvel article 1195 qui vient consacrer la théorie de l’imprévision jusque-là rejetée massivement par la jurisprudence, sur le fondement du sacro-saint principe de la force obligatoire des contrats.
Cet article 1195 du Code civil dispose que :
« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »
L’action en révision pour imprévision prévue par ce texte est commune à l’ensemble des contrats et ne relève pas du statut propre aux baux commerciaux, à l’inverse de la révision triennale qui sera examinée plus loin.
Même si le statut des baux commerciaux prévoit des modes de révision spécifiques, en particulier le système de la révision triennale, ces derniers ne font pas obstacle à l’application de l’action en révision pour imprévision au contrat de bail commercial.
En effet, la règle commune aux contrats prévue par l’article 1195 du Code civil, ne vient pas contredire les règles spéciales de révision prévues par le statut des baux commerciaux, mais vient seulement compléter celles-ci en l’absence de toute incompatibilité.
En outre, la théorie de l’imprévision a particulièrement vocation à s’appliquer en matière de bail commercial, contrat à exécution successive de longue durée, au cours duquel les Parties peuvent être confrontées à de nombreuses circonstances imprévues, de nature économique ou matérielle nécessitant l’adaptabilité du contrat.
D’ailleurs, le fait que bon nombre de baux commerciaux, notamment issus de Bailleurs professionnels ou institutionnels, prévoient une clause expresse de renonciation des Parties à se prévaloir de l’article 1195 du Code civil, démontre bien qu’à défaut de mention contraire, ledit texte légal a bien vocation à s’appliquer au contrat de bail commercial.
En effet, l’article 1195 du Code civil n’est pas considéré comme étant d’ordre public, de sorte que les Parties peuvent librement y déroger par une clause d’exclusion.
Ainsi, ne seront pas recevables à exercer une action en révision pour imprévision, les locataires :
Tous les autres, selon nous, seront recevables à agir sur ce fondement.
C’est là que se pose la question de savoir si la situation vécue depuis la survenance de l’épidémie de COVID 19, constitue un changement de circonstance imprévisible rendant pour le locataire l’exécution du contrat de bail excessivement onéreuse.
Il ne fait à notre sens aucun doute que la crise sanitaire consécutive à la survenance de l’épidémie COVID 19, au regard de son ampleur inédite en termes de conséquence (confinement de la population, fermeture des commerces, obligation du port du masque, déshérence de la chalandise…et enfin reconfinement), constitue bien un changement de circonstance imprévisible lors de la conclusion du contrat de bail, à supposer ce bail conclu ou renouvelé à une date d’effet antérieure à la survenance de la crise sanitaire.
Ce n’est pas tant la survenance de l’épidémie elle-même qui est imprévisible, puisqu’il y en a déjà eu dans le passé, mais bien ses conséquences socioéconomiques d’une ampleur considérable et inédite en France.
La démonstration de ce critère ne semble donc pas problématique pour le locataire en situation d’être recevable à agir sur ce fondement.
Le locataire aura la charge de prouver que l’ensemble des conséquences de la crise sanitaire (fermeture des commerces, confinement, mesures sanitaires strictes, port du masque etc.) rendent le paiement du loyer excessivement onéreux.
Il ne s’agit pas de démontrer que le contrat serait devenu ruineux car, en pareille hypothèse, ce n’est pas la renégociation du contrat mais sa résolution qui s’imposerait.
À notre sens, le caractère excessivement onéreux du loyer ne peut résulter de la simple constatation d’un coût supplémentaire, ou d’une perte de bénéfice.
Les Juges devront apprécier la démonstration de cette condition, soit objectivement, comme un bouleversement objectif de l’économie du contrat à partir d’un certain seuil, soit subjectivement, selon la capacité économique propre du locataire.
Il est évident que, pendant la période de fermeture administrative des locaux par mesure administrative, le paiement du loyer apparaissait à l’époque excessivement onéreux pour l’ensemble des commerçants concernés.
Mais à notre sens, le caractère excessivement onéreux du loyer consécutif à la survenance du changement de circonstance imprévisible ne peut résulter de la seule période de fermeture administrative.
Il appartiendra au locataire de démontrer que le paiement du loyer reste une charge excessivement onéreuse pour toute la période postérieure au confinement.
Cela pourra utilement résulter de la production de pièces comptables sur une durée probante, outre, pourquoi pas, de la production de données de géolocalisations massives, qui permettent aujourd’hui de calculer les flux de fréquentation.
Ce caractère manifestement excessif pourra n’être que provisoire, le texte n’exigeant pas la preuve d’une économie contractuelle définitivement déséquilibrée.
Par conséquent, l’action en révision pour imprévision peut constituer pour tous les locataires qui y sont recevables, une arme très efficace pour renégocier le loyer à la baisse ou bien pour obtenir judiciairement la révision de celui-ci à la baisse.
L’article L 145-38 du Code de commerce dispose que :
« La demande en révision ne peut être formée que trois ans au moins après la date d’entrée en jouissance du locataire ou après le point de départ du bail renouvelé.
De nouvelles demandes peuvent être formées tous les trois ans à compter du jour où le nouveau prix sera applicable.
Par dérogation aux dispositions de l’article L. 145-33, et à moins que ne soit rapportée la preuve d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision triennale ne peut excéder la variation de l’indice trimestriel du coût de la construction ou, s’ils sont applicables, de l’indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l’indice trimestriel des loyers des activités tertiaires mentionnés aux premier et deuxième alinéas de l’article L. 112-2 du code monétaire et financier, intervenue depuis la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer.
En aucun cas il n’est tenu compte, pour le calcul de la valeur locative, des investissements du preneur ni des plus ou moins-values résultant de sa gestion pendant la durée du bail en cours. »
Au préalable, il convient de préciser qu’en l’état de la jurisprudence, le mécanisme de la révision triennale est exclu en présence d’un bail prévoyant une clause-recettes, c’est-à-dire une clause fixant le loyer par application d’un pourcentage sur le chiffre d’affaires du Preneur avec, généralement, un loyer minimum garanti (système très courant dans les centres commerciaux).
En dehors de cette hypothèse, la seule condition de recevabilité d’une demande de révision triennale du loyer, est le fait qu’un délai de trois ans se soit bel et bien écoulé depuis la date d’effet du bail ou du renouvellement ou bien depuis le jour où un nouveau loyer est entré en vigueur amiablement ou judiciairement.
Mais, sur le fond, pour obtenir une baisse franche et véritable du loyer à la valeur locative, c’est-à-dire en-deçà de la variation de l’indice applicable, la question est de savoir si la crise sanitaire et économique actuelle découlant de l’épidémie de COVID 19 constitue ou non « une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ».
Il ne s’agit pas là de la simple évolution de la commercialité, mais d’une véritable transformation concrète d’un élément de la commercialité.
Il doit s’agir de l’apparition rapide ou soudaine d’un évènement inhabituel survenu au cours de la période de référence et ayant un effet sur la commercialité.
La crise sanitaire actuelle semble particulièrement bien correspondre à cette définition.
Les conséquences des manifestations et blocages opérés par les gilets jaunes au quatrième trimestre 2018 et au premier semestre 2019, les grèves dans les transports et les manifestations hebdomadaires en réponse au projet de réforme des retraites et enfin l’interdiction partielle des déplacements et les fermetures administratives successives subies par une grand partie des commerces semblent en effet, constituer une série d’évènements inhabituels dont l’ampleur a entraîné de manière plus ou moins temporaire, des baisses importantes successives et brutales de flux de chalands.
Il s’agit-là d’évènements d’ampleur régionale, nationale, voire internationale pour ce qu’il s’agit de la crise sanitaire, et pas seulement locale.
Cependant, à notre sens, cela importe peu car le caractère local doit s’apprécier non au niveau de la modification matérielle qui peut tout à fait être un évènement de nature régionale ou nationale, mais au niveau des « facteurs locaux de commercialité ».
En d’autres termes, ce n’est pas la cause (c’est-à-dire la modification) qui doit être locale mais les conséquences (c’est-à-dire les facteurs de commercialité).
Étant précisé que les conséquences de la crise sanitaire vont certainement être très différentes au niveau local, selon les quartiers, les rues et même les commerces.
La question est ensuite de savoir si cette modification matérielle des facteurs locaux de commercialité est bien à l’origine d’une variation à la baisse de plus de 10 % à la valeur locative.
Le locataire aura alors la charge de démontrer que les évènements en question ont entraîné une baisse de la valeur locative de plus de 10 % telle que cette valeur s’établissait lors de la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer contractuel.
Cela étant dit, pour déterminer si la valeur locative des lieux a véritablement baissé de plus de 10 % depuis la dernière du loyer, il convient, à notre sens, d’attendre que le marché ait eu le temps de traduire l’incidence de la crise sanitaire actuelle sur les valeurs locatives.
L’article 1104 du Code civil issu de la réforme du droit des obligations intervenue en 2016, dispose que :
« Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. »
Mais avant cela, le principe de bonne foi était déjà consacré à l’ancien article 1134 alinéa 3 du Code civil, qui disposait que les conventions doivent être exécutées de bonne foi.
C’est sur le fondement de cette bonne foi contractuelle que la Cour de cassation, malgré le principe de la force obligatoire du contrat et donc de l’intangibilité du contrat, a pu imposer la renégociation des contrats devenus déséquilibrés lors de son exécution. (Arrêt HUARD en date du 3 novembre 1992).
Ainsi, les locataires qui ne seraient pas en mesure de se prévaloir de l’un quelconque des moyens légaux développés précédemment (et ils risquent d’être nombreux) pourraient tenter, sur le terrain de la bonne foi contractuelle, de contraindre le Bailleur à la renégociation d’un contrat devenu déséquilibré.
Le déséquilibre doit se manifester au cours de l’exécution du contrat.
En effet, l’obligation d’exécuter le contrat de bonne foi ne peut permettre de renégocier un contrat qui était déséquilibré dès son origine, c’est-à-dire dès sa conclusion.
À notre sens, la bonne foi contractuelle ne peut permettre au locataire d’obtenir judiciairement une révision de son loyer à la baisse pour cause de déséquilibre car cette faculté est à présent encadrée dans l’action en révision du contrat pour imprévision prévue à l’article 1195 du Code civil.
En revanche, nous estimons que ce principe peut néanmoins servir de fondement pour contraindre le bailleur à s’assoir à la table des négociations en vue de discuter de nouvelles conditions contractuelles.
En d’autres termes, la bonne foi contractuelle n’impose pas au Bailleur d’accepter une baisse du loyer…mais, a minima, de discuter de celle-ci.
Et la discussion amiable est évidemment toujours à privilégier dans ce type de relation à long terme, induite par le bail commercial.
D’autant qu’en dehors de l’ensemble de ces aspects juridiques, le Bailleur peut être évidemment sensible, dans le contexte actuel, à l’éventualité que le locataire donne congé pour l’issue d’une période triennale si celle-ci est proche…
Hypothèse dans laquelle il devrait alors trouver un nouveau locataire dont il devra arracher un loyer à hauteur d’un montant qui, vu les circonstances actuelles, ne sera peut-être pas supérieur au nouveau loyer demandé par le locataire en place.
Bien entendu, cette crainte sera plus ou moins forte selon la qualité de l’emplacement du local considéré d’une part, et selon sa facilité de relocation d’autre part.
Mais, concernant ce dernier point, on peut d’ores et déjà estimer, au regard de la situation inédite que nous traversons depuis maintenant plusieurs mois et de l’incertitude des mois à venir, que ce qui était vrai hier et qui est encore un peu vrai aujourd’hui ne le sera pas forcément demain…